Musée des Familles : Histoire des Télégraphes


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MUSÉE DES FAMILLES (1844-45)
HISTOIRE DES TÉLÉGRAPHES

Le gouvernement et les Chambres, les savants et les curieux, les industriels et les commerçants, tout le monde, en un mot, se préoccupe vivement et à juste titre d’une découverte récente et merveilleuse qui est, à la lettre, un pas de géant dans les inventions humaines, puisqu’elle consiste à imprimer à nos moyens de communication, déjà si rapides, une vitesse de près de cent mille lieues par seconde. Cette découverte, dont la simple énonciation confond l’imagination la plus audacieuse, n’est point, comme on pourrait le croire, une spéculation de quelque Titan scientifique, mais un fait matériel et avéré, passé à l’état d’application pratique et journalière. Nous voulons parler des télégraphes électriques, établis en Angleterre, en Allemagne, en Italie en Amérique, en Russie, et que la France perfectionne à cette heure sur le chemin de fer de Paris à Rouen.

Avant de définir et d’analyser ces admirables phénomènes du galvanisme, il convient de jeter un coup d’oeil rétrospectif sur la télégraphie, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Quand on aura vu les longs tâtonnements de cette science à travers les efforts de la civilisation, on sentira mieux l’immensité du progrès qui vient de la pousser à son

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apogée.

Les télégraphes ont dû naître le jour où la famille humaine s’est dispersée sur la terre, et le feu a été naturellement le premier moyen de correspondance lointaine. La colonne de flamme ou de fumée que les Hébreux suivaient dans le désert n’était-elle pas un télégraphe ? Homère nous montre les Grecs et les Troyens se transmettant des nouvelles ou des ordres par des signaux analogues. On voit dans l’Agamemnon d’Eschyle, un vieil esclave occupé à guetter depuis dix ans les feux qui doivent annoncer à Clytemnestre la prise de Troie, en brillant tour à tour sur le mont Ida et sur le mont Athos.

Les Gaulois, nos aïeux, avaient un système particulier de communication, qu’on pourrait appeler le télégraphe oral. « Quand il arrive chez eux, dit César, quelque événement d’importance, les premiers qui l’apprennent le proclament à grands cris dans la campagne. Ceux qui entendent ces cris les transmettent à d’autres, et ainsi de suite, de village en village ; si bien que la nouvelle traverse la Gaule avec la vitesse de l’oiseau. » Le conquérant avoue que telle était l’efficacité de cette correspondance, qu’il avait beaucoup de peine à tenir secrets les mouvements de son armée.

Chose remarquable ! les Vendéens et les Chouans de Bretagne observaient encore en 1800 cet usage de leurs premiers ancêtres. On connaît leurs cris de chats-huants poussés dans le silence de la nuit, et leurs fameux commandements répétés de chêne en chêne, à l’approche des bleus : « Rassemblez-vous les gars ; ou égaillez- vous les gars. »

Un ancien monument de la télégraphie romaine orne le dernier étage de la colonne trajane. C’est une figure de guerrier, le casque en tête et l’épée à la main, faisant exécuter des signaux avec un flambeau de poix- résine. Ce flambeau, attaché au bout d’une perche, sort ou rentre à volonté par la fenêtre d’une guérite. Après ces télégraphes-enfants, vinrent les combinaisons plus ou moins heureuses des miroirs à reflets et des alphabets lumineux, qui écrivaient pour ainsi dire les nouvelles dans le ciel. Hooke, Stoffman, Amontons, Linguet, Bergstrasser, avaient successivement perfectionné ce système, lorsque l’abbé Chappe, à la fin du dernier siècle, eut l’honneur de faire adopter à l’Europe le télégraphe actuellement en usage.

Ici comme partout, la nécessité féconda le génie. Les trois frères Chappe, neveux du célèbre voyageur Chappe d’Hauteroche, étudiaient, l’un au séminaire

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d’Angers, les deux autres dans un pensionnat éloigné d’une demi-lieue. Claude, le séminariste, voulut triompher de cette séparation. Il fit jouer sur un pivot une grande règle de bois, et aux deux bouts de cette règle des ailes plus petites. Il obtint de leurs mouvements cent quatre-vingt-douze figures diverses, représentant des lettres ou des syllabes, et distinctement visibles au télescope. Il prévint ses frères, qui braquèrent leurs longues-vues sur sa machine, et il s’établit entre eux une correspondance régulière.

Le télégraphe moderne était trouvé ; il ne s’agissait plus que de l’appliquer en grand. Les frères Chappe y parvinrent, aidés du fameux horloger Bréguet, et l’appareil télégraphique fut exécuté, tel ou à peu près qu’il est en ce moment.

Cette heureuse invention devait se compléter en famille : les frères Chappe composèrent la langue télégraphique avec le concours d’un de leurs parents, Léon Delaunay, initié, comme ancien consul, aux chiffres de la diplomatie.

La Convention nationale adopta par acclamation la découverte de Chappe, en 1793. On établit immédiatement douze télégraphes, de Lille au parc Saint-Fargeau, puis au sommet du Louvre. Les

nouvelles machines débutèrent par l’annonce d’une victoire : la reprise de Condé sur les Autrichiens. « L’armée du Nord a bien mérité de la patrie, » répondit la Convention. Cette correspondance fut échangée en quelques minutes. On sait quelle activité tour à tour glorieuse ou fatale la République, l’Empire et la Restauration ont imprimée aux télégraphes, multipliés sur tous les points de la France. L’histoire de cette machine, à la fois insensible et impitoyable, serait l’histoire de toutes nos gloires et de tous nos désastres, de toutes nos grandeurs et de toutes nos folies, depuis cinquante ans. Et il faudrait la plume d’un homme d’État, d’un philosophe et d’un poète pour écrire l’admirable ouvrage qui s’intitulerait MÉMOIRES DU TÉLÉGRAPHE.

Perché plus fièrement que jamais sur nos tours, nos clochers et nos ruines historiques, ce gesticulateur sourd- muet continue de révéler les secrets qu’il ignore et d’expliquer les révolutions qu’il ne comprend point, sans se douter qu’il va se voir détrôner par cette électricité mystérieuse, qui brille et gronde au-dessus de lui dans l’éclair et dans la foudre. Mais avant que son rival lui ait rompu les bras, il nous a rendu assez de services pour que nous gardions du moins son exacte description, comme on conserve le portrait d’un ami dont on va se séparer

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pour jamais.

Laissons ici parler M. Breton, dont personne ne contestera la compétence : « Le télégraphe de Chappe consiste en un régulateur mobile sur un axe, et dont les ailes ou petites branches sont également mobiles, indépendamment les uns des autres, à l’aide de trois cordes sans fin, de trois poulies et de trois pédales. Le régulateur, les branches principales sont susceptibles de quatre positions: 1° verticale ; 2° horizontale ; 3° oblique de droite à gauche ; 4° oblique de gauche à droite. Les ailes peuvent former des angles droits, aigus ou obtus.

On trouve dans les cent quatre-vingt-douze combinaisons, prises une à une, les vingt-quatre lettres de l’alphabet et les signes dits de Police. Ceux-ci, bien connus des stationnaires, indiquent l’activité, le repos, le brouillard, ou les autres obstacles qui interrompent la transmission d’un poste à l’autre. Ce ne serait pas assez pour traduire une longue dépêche : On a donc réuni deux à deux les 192 signes primitifs, ce qui donne 192 + 192=36, 864. Un vocabulaire imprimé, et que l’on renouvelle après certains intervalles de temps, comprend la distribution complète de 36, 864 signes.

On en a affecté un à chacune des syllabes possibles dans notre langue, d’après la combinaison des consonnes avec les voyelles et les diphtongues. Il reste encore une multitude de signaux pour exprimer des phrases convenues à l’avance et annonçant que tel événement prévu est ou n’est pas arrivé. »

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On a récemment perfectionné la mécanique de Chappe, au moyen d’un petit télégraphe placé au-dessus du grand, en forme de T ; comme cela se voit sur la tour méridionale de Saint-Sulpice (dessin ci-contre).

Cette complication apparente est une simplification réelle, en ce qu’elle produit un jeu plus facile et prévient tout fâcheux dérangement. (1) (Ce n’est pas l’avis d’Abraham Chappe tel que le cite Jules Guyot, voir page 244)

La loi de 1834 ne nous permet pas de pousser plus loin nos révélations sur le langage télégraphique.

Depuis longtemps et à mesure que la science marchait, les avantages de l’ancien système s’effaçaient devant ses inconvénients. D’abord, le télégraphe aérien ne fonctionne que le jour. Comme le bourgeois du marais, il se couche avec le soleil. Et puis, vienne la pluie ou le brouillard, et adieu les nouvelles. Qui n’a ri de ces fameuses plaisanteries du télégraphe ? « Nous venons de livrer une grande bataille aux Arabes ; les ennemis.... (Interrompue par le brouillard). Une émeute vient d’éclater à Lyon : le préfet annonce au gouvernement... (Interrompue par la nuit. ) Et pour peu que la nuit ou que brouillard se prolongeât, le télégraphe achevait gravement le

lendemain la dépêche qui venait d’arriver à chacun par la poste.

Un tour plus piquant fut joué, il y a trois ou quatre ans, à un préfet célèbre par sa galanterie. La fille d’un pair de France, que nous pourrions très-bien nommer, mais que nous intitulerons seulement le comte de***, disparut un beau jour, ou plutôt une belle nuit, enlevée par son maître de musique; – on sait que ces messieurs n’en font jamais d’autres. – Le télégraphe de jouer aussitôt dans toutes les directions, et les préfets de nos quatre-vingt-six départements de recevoir à la fois la dépêche suivante: La fille de M. le comte de *** vient de s’enfuir avec son professeur de chant. Ordre de les arrêter avec les plus grands égards et de les renvoyer à Paris: Signalement de Mlle de ***, vingt-deux ans, taille... (Interrompue par le brouillard. )

M. R...., le galant préfet, venait à peine de lire ce message, qu’on lui annonce l’arrivée de M. et de Mme Contadini, qui sollicitent la permission de donner un concert.

« — Quelle coïncidence! s’écria l’habile administrateur, voilà nos deux fugitifs sous un nom d’emprunt. Leur stratagème est assez adroit; mais le mien sera plus adroit encore. »

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Il fait venir les artistes à la préfecture. M. Contadini est un très-bel homme, Mme Contadini une personne charmante. Tous deux ont bien l’âge indiqué par le télégraphe. La jeune femme d’ailleurs se trouble aux questions qu’on lui adresse. Plus de doute! M. R.... tient en son pouvoir la fille du comte de ***. Il va la sauver du déshonneur et la rendre à son père..., et celui-ci, dans sa reconnaissance, lui fera obtenir une préfecture de première classe ! Mais comment éviter le bruit et le scandale ? C’est ici que la galanterie du préfet se surpassa.

Non-seulement il permet à Mme Contadini de donner son concert ; mais il lui offre pour cela les salons de la préfecture, et il se charge d’y réunir, le jour même, la plus brillante société de la ville. M. Contadini accepte avec empressement, tandis que sa compagne hésite et rougit.

« — C’est bien cela! se dit M. R.... en se frottant les mains... Chez l’un, l’aplomb d’un artiste, et chez l’autre l’embarras d’une femme du monde. Quoi de plus naturel ? La fille d’un pair de France jouant le rôle de cantatrice ambulante !... Mais elle se rassurera au milieu d’admirateurs dignes d’elle.

Une fois enfermée dans ce cercle élégant, je la fais couvrir d’applaudissements et de bouquets... Je la

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saisis dans un réseau de fleurs et je la renvoie en poste à sa famille. Elle croira s’éveiller d’un rêve enchanteur, et elle-même sera mon appui près de son père ! »

En quelques heures, les salons sont prêts. La foule brillante arrive... La magnificence de l’amphitryon dépasse encore sa galanterie...

Les deux artistes obtiennent un succès de fanatisme.

C’est alors que M. R... prend à part Mme Contadini, tout émue encore de son triomphe. Il s’enferme avec elle dans son cabinet, la fait asseoir solennellement, la considère les bras croisés, et s’écrie après un long silence : « — Est-ce bien vous, mademoiselle de ***, qui avez pu déroger ainsi, vous la fille d’un gentilhomme, d’un ambassadeur, d’un pair de France ! vous destinée à toutes les grandeurs qu’on peut ambitionner en ce monde! vous qu’une illustre famille, désolée de votre perte, rappelle en ce moment par toutes les voix du télégraphe! etc., etc. »

Le préfet continua ainsi pendant un quart d’heure et s’éleva jusqu’aux transports de l’éloquence. L’artiste le regardait, tout ébahie, s’agitait dans son fauteuil, et se demandait si c’était une plaisanterie, un

songe ou une mystification. Vous jugez d’ici le prodigieux effet de cette façon. Bref, après avoir contenu tour à tour sa surprise et sa compassion, sa frayeur et son hilarité, voyant le préfet, qu’elle croyait gris ou fou, succomber à l’émotion qu’il s’efforçait en vain de lui transmettre, et joindre un ruisseau de larmes au torrent de son éloquence, la jeune femme, vaincue par l’irritation de ses nerfs, l’interrompit enfin d’un immense éclat de rire...

Au même instant, on apportait à M. R. le complément de la dépêche interrompue par le brouillard :

— Signalement de Mlle de ***, taille petite, cheveux blonds cendrés... *

Le préfet n’en lut pas davantage... Madame Contadini était une grande femme aux cheveux noirs comme le jais !

Si encore il en eût été quitte pour ses frais de réception, de componction et d’imagination! Mais il paya de sa propre disgrâce l’ovation d’autrui. Pendant qu’il n’avait d’yeux et d’oreilles que pour la fausse Mlle de ***, la véritable fille du pair de France et son ravisseur avaient traversé la ville à sa barbe ; si bien que, dénoncé au ministre par le comte de ***, au lieu

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d’obtenir une préfecture de première classe, il fut exilé en Basse- Bretagne !...

Combien de mystifications de ce genre, — chronique secrète du télégraphe, — formeraient la contre-partie des graves mémoires dont nous parlions tout à l’heure !...

Mais il est temps d’arriver à la télégraphie électrique ou plutôt électro-magnétique..............etc.

C. DE CHATOUVILLE.

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